Aux USA, on parle de « doomscrolling ». Au Canada, cette pratique s’appelle « le défilement morbide ». Dans tous les cas, il s’agit d’un usage extrêmement toxique du smartphone, où FOMO et infobésité se superposent pour susciter une angoisse terriblement difficile à gérer au quotidien, voire pire. De quoi s’agit-il exactement ? En quoi est-ce une véritable menace ? Comment cette logique perverse se met-elle en place ? Quels sont ses effets ? Comment y remédier ?
Doomscrolling : de la généralisation du défilement morbide
- Scroller : faire défiler un contenu sur un écran informatique, de préférence celui de son smartphone
- Doom : perte, destin, mort, désastre, malédiction.
Associer ces deux termes anglo-saxons au cœur d’un seul mot est parlant ; le doomscrolling, c’est ce besoin irrépressible, incontrôlable, qu’ont certains usagers des réseaux sociaux de consulter en masse des informations négatives, quitte à sombrer dans une vision chaotique du monde et dans les théories complotistes les plus aberrantes. Une véritable addiction qui s’affirme au fil de la journée, partout dans les files d’attente, le métro, les transports en commun, sa cuisine, ses toilettes, au saut du lit, voire au milieu de la nuit.
Les statistiques sont alarmantes :
Selon une enquête menée auprès de 1000 Français par l’entreprise NordVPN en 2022,
- 45 % de nos concitoyens consultent leur téléphone avant de se lever ;
- 77 % des 18-24 ans font de même, ce qui est énorme.
Une autre étude diffusée par le Wall Street Journal la même année affine ces résultats :
- 70 % des jeunes Américains consultent leur téléphone une demi-heure avant de se coucher ;
- 40 % sont encore sur leur écran cinq minutes avant d’éteindre la lumière ;
- 5 % se réveillent en pleine nuit pour scroller.
L’université texane de technologie est allée encore plus loin dans un sondage consacré au doomscrolling :
- 74 % des sondés témoignaient souffrir de problèmes de santé mentale ;
- 61 %, souffraient de problèmes de santé physique.
La mécanique perverse du doomscrolling
Devenu chronique, le doomscrolling a un impact sur la santé mentale des jeunes et des moins jeunes. Catastrophisme à la clé : la surconsommation de contenus extrêmement sombres n’est pas un accident. Le mécanisme des réseaux sociaux repose sur l’émotionnel exacerbé. Joie, chagrin mais aussi colère et peur. Cela a toujours fait vendre, en témoigne le succès de la presse liée aux faits divers. Mais quand cela occupe en continu le devant de la scène social media via l’écran d’un smartphone devenu assistant virtuel au quotidien, c’est plus que préoccupant.
Les expressions « Breakink news », « Flash», « Watning » et autres hashtags alarmistes font désormais partie du quotidien des internautes. Des chaînes Youtube, des comptes Instagam et Twitter se sont spécialisés dans ce type d’actualité, traquant les informations les plus spectaculaires pour générer du clic en masse et des revenus publicitaires conséquents. C’est d’ailleurs sur Twitter que le terme « doomscrolling » s’impose progressivement en 2018 pour connaître une véritable embellie avec le COVID, avant d’être intégré dans la langue de Molière via l’entrée dans le Robert en 2020.
Les effets néfastes du doomscrolling
La résultante de cette hyperconnectivité du pire : un ascenseur émotionnel en continu, particulièrement usant psychiquement et physiologiquement car il entretient l’appréhension en faisant exploser le taux de cortisol, la fameuse hormone du stress.
Aucun répit dans cette consultation sans fin :
- Les émotions négatives s’enchaînent sans temps mort ni recul, et l’on a de plus en plus de difficultés à apprécier les ressentis positifs dans ce tsunami d’informations effrayantes ou présentées comme telles (le martellement se double d’éléments de langage alarmistes choisis avec soin pour encourager le clic).
- Le sentiment d’impuissance et d’insécurité grandit face à ce déferlement, ce gavage. On perd doucement ses repères, son bon sens pour vivre dans l’instantanéité, le sentiment de fragilité permanent.
- Le FOMO (Fear of Missing Out, la peur de rater quelque chose d’essentiel) s’installe, comme une addiction, dévorant l’emploi du temps, détournant des tâches professionnelles et ménagères.
- Les signes d’anxiété apparaissent entre angoisse de consulter l’écran et peur de manquer une info.
- L’insomnie arrive lentement, mais sûrement, ainsi que la fatigue oculaire, les migraines.
- Ajoutons l’isolement, le repli sur soi et la perte de productivité, le manque d’activités physiques et sociales.
- On peut également vivre une sorte d’érosion de la sensibilité : l’exposition constante à des nouvelles alarmantes, des catastrophes, des informations négatives amène à une désensibilisation, une perte d’empathie.
- La conviction qu’on est impuissant face à tant de drames peut aussi engendrer un manque de réactivité, on se persuade qu’on ne peut agir, ce fatalisme se double d’une estime de soi largement altérée.
- Les troubles anxieux, la dépression peuvent survenir, avec leur lot de symptômes comme la crise d’angoisse.
Comment lutter contre le doomscrolling ?
Première étape pour se débarrasser du doomscrolling : prendre conscience qu’on en souffre. Cela n’est pas évident du tout, dans la mesure où c’est difficile d’envisager cette mécanique et d’accepter d’en être victime.
- Première chose à faire, quantifier le temps passé sur les réseaux : c’est essentiel pour déterminer le taux d’investissement, la dépendance au smartphone.
- Par ailleurs, il convient d’étudier les effets immédiats d’une consultation en continu ; s’observer, détailler ses réactions et mentales et physiques, les noter, pour mettre à jour le cheminement du malaise, comment il s’installe, se déclenche, se traduit. C’est là que la tenue d’un journal de cinq minutes peut s’avérer très utile.
- Et puis surtout, ne pas culpabiliser, se rappeler que les GAFAM reposent sur la surstimulation des usagers. Si vous êtes atteint de doomscrolling, ce n’est pas votre fait, ni votre faute.
Deuxième temps : mettre en place des parades pour limiter l’effet du doomscolling… et s’y tenir !
- Désactiver toutes les notifications, les sonneries, les éléments signalant la survenue d’une information.
- Désinstaller un maximum d’applications, surtout celles liées aux réseaux sociaux, mais aussi tout ce qui a trait aux médias.
- Définir un temps de consultation, quitte à s’équiper d’un minuteur : 10 minutes, pas plus au petit-déjeuner par exemple, ou à la pause de 10 heures. Avoir une seule plage de planning pour s’informer.
- Sortir du FOMO, en comprenant par exemple que les informations présentées comme des news d’exception sont pour 90 % des redites, des exagérations, parfois des fake news.
- Ne plus consulter son téléphone en début de soirée, l’arrêter, le garder à distance de sa chambre.
- S’occuper les mains, pour neutraliser l’effet scrolling des doigts (dessiner, malaxer une balle anti-stress…)
- Préférer la presse papier ou radio, les livres, l’actualité dite froide.
- Pratiquer une activité extérieure, marche, sport, visite d’exposition… bref s’octroyer une parenthèse sans smartphone, un break).
- Et ne pas oublier qu’on peut de nouveau replonger, que cela va fonctionner par phase, par période, il suffira d’être un peu instable, un peu isolé, pour recommencer. Mais vous serez averti.e, vous pourrez donc réactiver les parades pour vous protéger.
Le doomscrolling est-il un mal moderne ? Selon moi, oui. Et il est complexe d’y échapper dans la mesure où :
- on ne peut plus rien faire aujourd’hui sans être connecté.e.
- applications et réseaux sociaux exploitent l’émotionnel comme un levier de fascination.
Il faut donc développer des usages adaptés et conscients pour le neutraliser. C’est d’autant plus difficile qu’ on commence seulement à mesurer les effets néfastes de ce type de dérive après une décennie d’ancrage des NTIC dans notre quotidien. Ce qui est sûr, c’est qu’arrivé un certain degré d’enlisement, on a besoin de l’aide d’un professionnel pour comprendre, sortir de l’ornière psychique créée et développer ses propres outils « anti-doomscrolling ».
Vous vous retrouvez dans cet article ? Vous vous sentez concerné.e ? N’hésitez pas à me contacter pour en discuter et trouver des solutions.